Paru en 1932, Voyage au bout de la nuit est l’une des pierres angulaires du roman contemporain…

Paru en 1932, Voyage au bout de la nuit est l’une des pierres angulaires du roman contemporain, une révolution littéraire. Roman d’une veine picaresque, ce voyage est celui de Bardamu à travers la Première Guerre mondiale, le colonialisme triomphant ou encore la misère des banlieues. Céline nous livre une critique virulente, définitive de la guerre, de sa cruauté, de son absurdité, des lâchetés auxquelles elle contraint les humains. Au-delà de la révolution stylistique apportée par Céline, il s’agit d’un roman initiatique dans lequel Ferdinand Bardamu, le héros, va apprendre la misère et le vide de l’existence. Le Voyage décrit l’errance métaphysique des hommes, condamnés à l’absurdité de l’existence et victimes la folie des hommes. Profondément misanthrope et nihiliste, la thèse du roman peut être résumé comme ceci : l’homme n’a pas de lieu de confort, la vie, sous la forme de la métaphore du voyage qui ne finit jamais, est inutile. La quotidienneté est l’horizon indépassable de l’existence.

Voyage au bout de la nuit est un récit à la première personne dans lequel le personnage principal, Bardamu, raconte son expérience de la Première Guerre mondiale, du colonialisme en Afrique, des États-Unis de l’entre-deux guerres, et de la condition sociale en général. Bardamu a vu la Grande Guerre et l’ineptie meurtrière de ses supérieurs dans les tranchées. C’est la fin de son innocence. C’est aussi le point de départ de sa descente sans retour. Ce long récit est une dénonciation des horreurs de la guerre, dont le pessimisme imprègne toute l’oeuvre. Il part ensuite pour l’Afrique, où le colonialisme est le purgatoire des Européens sans destinée. Pour lui c’est même l’Enfer, et il s’enfuit vers l’Amérique de Ford, du dieu Dollar et des bordels. Bardamu n’aime pas les États-Unis, mais c’est peut-être le seul lieu où il ait rencontré un être (Molly) qu’il aima jusqu’au bout de son voyage sans fond. Mais la vocation de Bardamu n’est pas de travailler avec les machines des usines de Détroit ; c’est de côtoyer la misère humaine, quotidienne et éternelle. Il retourne donc en France pour terminer ses études en médecine et devenir médecin des pauvres. Il exerce alors dans la banlieue parisienne, où il rencontre la même détresse qu’en Afrique ou dans les tranchées de la Première Guerre mondiale.

Ce roman est un roman semi-autobiographique parce que il inclut quelques éléments de la vie de Céline mais il y a aussi les éléments fictifs. À ce titre, toute l’œuvre de Céline se base sur des éléments autobiographiques, mais avec une réalité transposée par l’auteur. Il dira d’ailleurs lui-même: «je suis un homme à style, pas à idées». Le premier élément autobiographique que l’on peut percevoir dans le Voyage, est le signe évident liant Bardamu à l’auteur, leur prénom commun: Ferdinand. L’engage- ment volontaire, la guerre, les séjours en Afrique et aux États-Unis, l’exercice de la médecine dans la banlieue parisienne sont des éléments de la vie de Céline repris dans le roman. Cependant il existe des différences notables entre l’histoire imaginée par l’auteur et sa vie. Céline est décoré pendant la guerre, puis réformé suite à une blessure, alors que Bardamu est un déserteur. L’auteur exerce la médecine à Clichy et vit avec la danseuse Elizabeth Craig menant une vie active, le personnage est un petit médecin humilié.

Céline semble retenir de Freud la notion d’inconscient, qu’il évoque parfois : « On s’ennuie, paraît-il, dans le conscient ». Mais le texte qui a exercé une grande influence sur la pensée de Céline est un article de Freud au titre évocateur12 : « Au-delà du principe de plaisir13 », et qui porte sur les conséquences psychologiques et psychiatriques de la guerre. Or, Voyage au bout de la nuit commence par deux séquences relatives à la Première Guerre mondiale, au front puis à l’arrière. Dans cette étude, Freud s’est penché sur ce qu’il appellera « les névroses de guerre » : il analyse, en particulier, les rêves qui expliquent ces névroses. Ainsi, Freud a mis en évidence une idée centrale du roman : « La fin vers où tend toute vie est la Mort ». En réalité, ce qu’identifie Freud dans cet article sont « les instincts » ou « pulsions de mort ». Pour lui comme pour Céline, c’est la guerre qui a permis de découvrir cette notion paradoxale, puisque les hommes entretiennent une sorte de fascination née de la découverte de la guerre. Donc, il y a beaucoup des aspects psychologiques dans ce livre.

Le roman étant le discours du personnage-narrateur qu’est Bardamu, il est le seul personnage, les autres n’existent qu’à travers lui. C’est aussi la raison pour laquelle ils ne sont pas dépeints physiquement quoique leurs gestes et leurs propos soient d’une vérité étonnante. Céline s’intéresse surtout chez Freud à ce que celui-ci a appelé la pulsion de mort, ces « instincts de la mort », à partir de névroses de guerre observées chez des combattants. C’est d’abord le désir de tuer. D’après Céline, à travers de Bardamu, « Dans la vie courante, réfléchissons que cent individus au moins dans le cours d’une seule journée bien ordinaire désirent votre pauvre mort, par exemple tous ceux que vous gênez, pressés dans la queue derrière vous au métro, tous ceux encore qui passent devant votre appartement et qui n’en ont pas, tous ceux qui voudraient que vous ayez achevé de faire pipi pour en faire autant, enfin, vos enfants et bien d’autres. C’est incessant. On s’y fait. » (pages 116-117). La pulsion de mort est encore le désir de se tuer qui animerait, selon Céline, les millions d’hommes qui se précipitent à la guerre.

Bardamu est devenu une des figures mythiques du 20e siècle, bien qu’il soit le type même du anti-héros, comme le définit son nom même : il est le porteur d’un barda qui est les poids de la société, sous lequel il doit tout de même se mouvoir. Il est en butte à toutes les violences et ce qui le caractérise, c’est la peur qui est une véritable folie (page 69), une folie incurable (page 70), une maladie (page 96) qui isole irrémédiablement ceux qui en sont atteints. Cette peur fondamentale est celle de la mort. Ce roman évoque la sentiment que la guerre lui inspire la peur puisque la mort y est menaçante. Cette peur est fondée sur un attachement forcené à la vie : « J’avais tout le temps, en sourdine, la crainte d’être tué dans la guerre et la peur aussi de crever de faim dans la paix. » (page 85) – « Je ne pouvais m’empêcher d’être possédé par la crainte énorme qu’il se mette à m’assassiner là » (page 171). L’instinct de la vie et la hantise de la mort sont deux thèmes essentiels chez Céline. Mais il apparaît ensuite que la peur est plus générale, plus profonde, c’est la peur de la foule, la peur viscérale des autres, qui apparaissent presque toujours comme des ennemis. Face aux êtres humains organisés, face à la société, Bardamu est constamment aux abois comme s’ils ne s’étaient groupés qu’afin de le condamner.

Cette peur des autres, il se passe sur le bateau, devant cette société en réduction qui forment les passagers dont il provoque l’agressivité par le phénomène bien de la victimisation, devant ce tribunal symbolique les «quatre officiers subalternes», dans la colonie, dans les villes qui rassemblent et écrivent les êtres: à New York, elle le paralyse, à Paris où Louis-Ferdinand a passé son enfance dans l’ambiance sombre et étouffante du passage Choiseul. Il ne peut même pas trouver refuge dans la nature. La nature a aussi le pouvoir – hostile, maladive et nocive. La forêt, en particulier, l’a toujours affolé: le bois de Boulogne («La nature est une choisie effrayante», page 55), la végétation exacerbée des tropiques. Il souffre de “cette crudité de verdure inouïe” (page 127), de “la végétation bouffie des jardins” (page 143), du “pays touffu au ras de l’eau” (page 148); il a peur de «l’infinie cathédrale de feuilles» de la forêt (page 162). La chaleur du jour, les moustiques, les termites, les tornades, la lutte pour la survie et la «guerre en douce» (page 127). Aussi sa conclusion est-elle nette: parlant de la nature, il déclare: «Je ne l’aimais décidément pas». Ainsi, selon Bardamu, le monde entier est un piège, l’agression contre l’être humain peut venir de toute partie. Et cette peur, d’ailleurs chaque fois justifiée, autorise la lâcheté.

Il ne s’agit pas pour Bardamu de se corriger de cette peur : il faut, au contraire, perdre l’ignorance dangereuse du début, se barder d’une méfiance générale et perpétuelle. Alors que le courage, c’est de l’inconscience, la peur est un moyen de connaissance. Elle est donc utile : elle permet à l’être humain de se découvrir, de s’étudier et, finalement, peut-être, de se dominer. La peur ressentie dans « la fourmilière américaine » permet d’arriver à la conscience du « néant individuel » (page 205), de vivre l’expérience existentielle fondamentale, au-delà de toute philosophie. La « certitude », la « tranquillité », qu’il semble envier aux Américains (page 207), il veut, en réalité, qu’elles soient atteintes, non en refusant de voir la peur, mais, au contraire, en la regardant en face, en l’exprimant (pages 218-219 : les instants d’inquiétude sont des instants de réflexion, de retour sur soi). Le but du livre, c’est d’exposer cette peur, toute cette peur, de l’avouer pour la conjurer, pour l’exorciser (pages 325, 377). Chez un Bardamu déjà marqué par une grande ambivalence, la peur entraîne une dangereuse instabilité. L’ambivalence est indiquée dès le début par son paradoxal engagement, par son passage rapide (et non au terme d’une longue évolution, comme c’est le cas pour Candide) de la soumission défensive de l’homme du peuple à la révolte de l’affranchi anarchiste (page 8) qui va dire, avant de « poser sa chique » et de « crever, jusqu’à quel point les hommes sont vaches » (page 25). En fait, il restera jusqu’au bout, jusqu’au moment où on pourrait croire que la vie n’a plus de secrets pour lui, un naïf découvrant le monde et compensant par un ton sentencieux la conscience de cette naïveté.

Le voyage, c’est aussi un symbole de la vie puisqu’il vient buter sur les morts : c’est la recherche de la vérité dans une enquête incessante auprès des êtres humains dans la nuit de l’ignorance où Bardamu a l’impression d’avoir maintenant dépassé les autres: la poursuite du bonheur toujours déçue et toujours recommencée et qui mène à la lassitude (page 458), le voyage se terminant avec l’abdication de l’imagination, l’affrontement avec la vie. Bardamu a la bougeotte parce qu’il fuit des fantasmes qui l’écrasent. Mais cette fuite qui le pousse ailleurs le ramène au point de départ : dans le labyrinthe de sa peur. Il ne s’évade pas : il va au-devant de terreurs nouvelles. L’espace dans lequel s’inscrivent les personnages est régulièrement remis en cause, non pas tant par condamnation de l’immobilité mais parce que se fixer, c’est donner aux autres la possibilité de vous connaître et donc, d’après Céline, de vous nuire. Là réside le principal mobile de la fuite en avant de ‘’Voyage au bout de la nuit’’. Le tragique résulte de ce raisonnement : il faut bien être quelque part et ce quelque part est forcément source d’ennuis.

Cependant Bardamu n’a pas peur pour la femme. Il a le goût, l’admiration, la fascination, du corps féminin, il a « le vice des formes parfaites » (page 467), pour lui, la beauté est une vérité qui ne ment pas. Il aime les belles filles et, plus spécialement, les danseuses qui, par leur corps svelte et haut, leurs jambes élancées (page 230) atteignent la perfection esthétique féminine. Dans le livre, on trouve toute une kyrielle de belles filles : Lola, Musyne, la fille de Mischief (« une beauté de chair en éclosion », page 190), les femmes de New York – Molly, Tania, Madelon, Sophie- chacune donnant à Bardamu, parfois à simplement la contempler, la force qu’il faut pour continuer à vivre. Chaque fois, son admiration va tout d’abord à la réussite d’une morphologie ou même d’une anatomie, plus encore, quand il peut en suivre le détail de la main : il « n’en a jamais assez de parcourir le corps de Lola » (page 53) et, plus tard, celui de Sophie (page 472). Il affirme : « La véritable aristocratie humaine, on a beau dire, ce sont les jambes qui la confèrent, pas d’erreur. » Surtout, ces femmes, il apprécie de pouvoir s’unir à elles, de jouir par le plaisir sexuel, de donner et recevoir le plaisir (page 474). L’acte sexuel est le moment où, dans le corps, cette « pourriture en suspens » (page 426), « la matière devient vie » (page 474), c’est-à-dire le contraire d’elle-même. C’est bien « le plaisir à faire l’amour pendant mille ans auparavant » (page 380) qu’il considère comme ce qui pourrait être le plus fort, mais ne l’est pas assez, contre la peur de la mort.

On a reproché à Céline de n’avoir de goût que pour la chair alors qu’il ne fut pas du tout un libertin, qu’il entretint de longues relations avec chaque fois une seule femme qui, vivant avec lui, en sembla très heureuse parce qu’elle avait elle-même le goût du plaisir physique. Au milieu du livre, c’est Molly, avec laquelle Bardamu devient intime « par le corps et par l’esprit » (page 228), qui est le premier être humain qui « s’intéressait à moi, du dedans si j’ose dire, à mon égoïsme, se mettait à ma place à moi et pas seulement me jugeait de la sienne, comme tous les autres » (page 229) ; mais, regrette-t-il, « il était trop tard pour me refaire une jeunesse. J’y croyais plus ! […] Moi, j’étais parti dans une direction d’inquiétude […] Je l’aimais bien, sûrement, mais j’aimais encore mieux mon vice, cette envie de m’enfuir de partout » (page 229). À la fin, c’est Sophie.

Ce goût du plaisir physique, beaucoup de femmes ne l’ont pas (nature ou culture? culture chrétienne, puritaine), ou y cèdent et s’en sentent coupables (comme Madelon) et revendiquent l’amour courtois, platonique, l’amour sentimental, l’amour-passion que Bardamu, par contre, méprise. Il le définit comme « l’infini mis à la portée des caniches », il le montre en acte dans le dialogue entre Madelon et Robinson (pages 408-411), qui la conduit à la jalousie et à la possessivité. L’amour-passion est attaqué de front dans la scène finale, nié par « toute la vie » (pages 493-494, 482) et condamné à travers l’exigence de Madelon qui devient l’instrument de la Fatalité (page 463) dont est victime Robinson, l’ami de Bardamu, dont la destinée est encore plus indicatrice que celle de Bardamu. Céline est constamment animé par le goût de la beauté : il évoque la Grèce devant la beauté des Américaines. Pour lui, la beauté est une vérité, une pureté intangible, elle ne ment pas, elle n’abuse pas notre entendement, elle ne spécule pas sur notre imagination. Si cette admiration correspond à une préoccupation sexuelle, elle est aussi un besoin mystique : c’est pourquoi il la qualifie d’ « érotico-mystique ». Ce goût de la beauté conduit à l’art, en particulier la danse et, en particulier, la danse qu’est son propre art littéraire.

‘Le voyage au bout de la nuit’ par Céline est donc le récit de la misère humaine, sociale, psychologique et métaphysique, que Bardamu rencontre partout l’existence new-yorkaise. De ce voyage, Bardamu ne rapportera pas grand-chose, constatez-le pour écrit.

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